Les mots des autres est, en soi, un véritable petit miracle ; mais, plus que tout, une œuvre dont l’originalité consiste à combiner intelligemment les symptômes textuels aux mouvements instrumentaux. C’est bel et bien cet effet majeur et passionnant qui se dégage d’une écoute hautement active, d’une plongée magique et crue dans la psyché d’un individu nous ressemblant étrangement. Là où l’auditeur aurait une fâcheuse tendance à négliger les arrangements blues, jazz et pop de l’opus, une alchimie surprenante et bientôt fascinante prend le pas sur toute pensée négative. Le débit est implacable, urgent. Les harmonies se font dissonantes dès lors que les sentiments se bousculent, se taclent, se déchirent. Les mots des autres, ce sont ces paroles que l’on scrute lors de discussions certes intenses mais souvent vaines. Une analyse polyrythmique de la déconvenue, une lecture ironique puis acide du lien social.
Feuille s’empare aussi bien de la quête constante de ressemblance à nos reflets que du don unique du Soi. Mais cela ne se fait pas sans douleur ; bien au contraire. Le disque s’approche dangereusement du cataclysme, de la solitude comme remède existentiel. C’est à ce moment précis, lorsque nous prenons conscience du fil ténu nous liant au monde et à ses habitants, que tout explose en nous grâce à un art fou et astucieux. Les mots des autres est aride, brûlant. Il emploie brillamment les styles afin de créer un langage entre le corps et l’esprit, chaque interprète devenant une petite voix dans notre mental. Reflet des ombres psychiques et d’une réalité qu’il ne faut cependant pas fuir, l’œuvre réinvente le but ultime de la chanson française : démolir les faux-semblants et l’éphémère courtoisie pour retourner à l’instinct primaire. Celui qui nous permet de communiquer librement, quels que soient les enjeux et les conséquences.
Les mots des autres de Feuille, disponible depuis le 24 mai 2024.