Le parcours artistique de Grażyna Bienkowski est à part. Du piano classique au rock en passant par le jazz, la compositrice s’impose comme une véritable touche-à-tout dont la curiosité et l’envie de partager demeurent insatiables. Alors que « God is a field », extrait de son futur nouvel album, vient de sortir, accompagné d’un clip jouant autant des clairs-obscurs mélodiques que visuels, Grażyna a bien voulu répondre à nos questions, avec sa sincérité, sa franchise et un don total et puissant de son être.
Bonjour Grażyna et merci de bien vouloir répondre à nos questions ! Ton actu est marquée par la sortie du clip de « God is a field ». Celui-ci joue constamment sur le clair-obscur, tout en projetant sur ton visage et sur le maquillage une lumière presque éblouissante. Comment sont nées ces idées de mise en scène, et en quoi les rapproches-tu de la signification de la chanson ?
Bonjour et merci pour toutes ces questions intéressantes autour de ma musique.
Pour le clip du premier single d’On the Edge of Sylvia, je voulais un rapport frontal avec la caméra. Raconter l’histoire au travers du visage, ne rien avoir d’autre autour de moi. Être dans le regard, s’en servir pour tendre la main au public qui ne me connait pas, ou qui me connait mais pas sous l’aspect vocal de ma musique. En effet, je me définis d’abord comme compositrice et pianiste. Le chant, et donc l’instrument « voix », est entré petit à petit depuis 2017 dans mon parcours. À partir du moment où j’assumais ma voix, il fallait aussi que j’assume mon image.
La chanson parle de l’infini des possibles dans la vie, du fait d’être parfois sa propre prison, d’arrêter de s’empêcher de faire les choses et de voir au-delà, sortir de son sentier battu. Mais toujours en assumant qui on est. Lara Herbinia, qui a réalisé le clip, a compris tout de suite mon intention en jouant sur les profondeurs de champs et en effectuant un travail sur la lumière d’une pureté très naturelle. Le choix de vêtements passant du noir au blanc souligne un contraste de passage de l’ombre à la lumière mais est aussi un hommage à mon instrument de prédilection : le piano. De cette manière, même s’il n’est pas présent sur les images, je le porte sur moi symboliquement.
Petit à petit, tu effaces le maquillage de ton visage et révèle ainsi, sans aucun fard, tes propres traits. Faut-il y voir une symbolique des masques que nous portons tous, ou cela a-t-il une autre signification pour toi ?
Oui, c’est exactement ça. « God is a field » parle notamment du courage de s’affirmer dans sa véritable essence. Nous sommes parfois prisonniers de masques tantôt lourds, tantôt superficiels. Se mettre à nu dévoile souvent le plus beau en nous. Mais un masque peut aussi représenter un atout. Cette idée a été matérialisée par ma maquilleuse Julie Rombaudt, qui a créé un maquillage monochrome, profond et poétique, presque étrange autour du regard, miroir de l’âme. Le retirer à la fin a pour but de se dévoiler, de passer de l’ombre à la lumière. Et la lumière est ce qu’il y a de plus naturel au monde…
Le clip annonce la sortie de ton album On The Edge of Sylvia le 24 mai prochain via December Square. La figure de l’écrivaine et poétesse Sylvia Plath en sera le fil conducteur. Pourquoi cette artiste en particulier, et comment est née l’idée de l’album autour de sa personnalité et de son œuvre ?
J’ai découvert la poésie de Sylvia Plath il y a une quinzaine d’années, alors que je furetais dans une bouquinerie (en Belgique, commerce de livres anciens et d’occasion). Je me suis aventurée dans le rayon poésie et ma curiosité m’a poussée vers des poétesses. Je suis tombée sur le recueil Ariel de Sylvia Plath. Immédiatement, j’ai été touchée par certaines thématiques. Consciente que la traduction est un exercice difficile en poésie, j’ai ressenti le besoin de me plonger dans la version originale pour mieux saisir la pensée de l’auteure, sa musicalité et la rythmique des mots. Jusque là, je ne m’intéressais qu’à la musique instrumentale, mais la force de son écriture m’a donné envie de poser des mots dans mon travail de composition. L’idée a muri pendant plusieurs années jusqu’à se concrétiser en 2018. J’ai invité le chanteur flamand DAAN à me rejoindre sur scène pour la lecture de poèmes que j’accompagnais au piano. Un de mes objectifs à ce moment-là était de mettre la voix d’un homme sur les mots d’une femme. L’enthousiasme des retours du public m’a convaincu d’aller au bout de ma démarche et de consacrer un album entier à Sylvia Plath. Sa vie, sa personnalité, ses tumultes ont fait écho aux miens malgré les années qui séparent nos vies. Ceci s’est imposé comme fil rouge de ce projet, donnant forme, paradoxalement, à mon album le plus personnel.
Chaque chanson de ce nouvel album aura-t-elle une couleur particulière, proche de ce que ta poésie trouve en complémentarité dans celle de ta muse ?
Cet album est sans doute inclassable car je l’ai envisagé comme une « B.O. littéraire » où s’entremêlent plages instrumentales et titres chantés. Chaque morceau est directement inspiré d’un poème, ou simplement de son titre, ou encore de ce qu’il a évoqué chez moi et que j’ai essayé de traduire au travers de mes diverses influences musicales, tantôt jazz, tantôt folk, tantôt soft rock ou même classique. Mes textes, bien que chantés et mis en musique, sont avant tout pensés comme des poèmes aux couleurs multiples.
Petit retour en arrière sur ta biographie. Tu as étudié la musicologie et le management culturel à Bruxelles, ce qui t’a permis de découvrir tes passions pour le jazz et la musique de films. Peux-tu nous parler de cette période en particulier, de ce que tu as vécu, éprouvé et approfondi grâce à ce cursus et ces passions ?
C’est plutôt l’inverse qui s’est passé. Mes passions étaient déjà là bien avant d’entamer mes études supérieures. Adolescente, je travaillais le répertoire pour piano classique (Bach, Chopin, Brahms, Rachmaninov, Scriabine…) À 15 ans, j’ai découvert le jazz via le clarinettiste et saxophoniste américain Flip Philips. Mais en tant que pianiste, cette porte ouverte sur le jazz n’a pas mis longtemps à me mener vers les enregistrements de piano jazz de Bill Evans, Herbie Hancock, Bud Powell, Robert Glasper et, évidemment, Keith Jarrett. Ce dernier a eu un énorme impact sur ma vie de musicienne et conserve encore aujourd’hui une place à part. Et les femmes dans tout ça ? Nina Simone, Diana Krall…, mais j’écoutais aussi des artistes plus rock tels Tori Amos, Jeff Buckley et, en bonne ado de son époque, du rock grunge (rire).
Adolescente qui lisait beaucoup et allait très souvent au cinéma, j’avais un abonnement à l’année dans un petit cinéma pour aller voir des films d’auteurs. Ce qui m’intéressait surtout, c’était de percevoir la place que la musique pouvait occuper à l’intérieur d’un récit. Parmi mes compositeurs de musique de films de prédilection, on retrouve Michael Nyman, Gustavo Santaolalla, Alberto Iglesia, John Barry, Cliff Martinez… J’ai même hésité à présenter le concours d’entrée en réalisation dans une école de cinéma bruxelloise. Mais l’envie de composer étant plus forte, j’ai finalement choisi de suivre un cursus en Musicologie, complété par un Master en gestion culturelle à L’Université Libre de Bruxelles et des études au Conservatoire Royal.
Justement, on retrouve, dans ta musique, ces émotions à fleur de peau quasiment cinématographiques, comme issues d’un long-métrage naturaliste et profondément axé sur l’humain et ses ressentis… Comment t’immerges-tu dans ces êtres auxquels tu donnes vie en composant, et sont-ils pleinement toi ?
Ce que je constate au fil des années, c’est que cette attirance pour le cinéma ne m’a jamais quittée et est toujours restée en filigrane dans ma manière de composer jusque dans la réalisation de mes clips. Réaliser un film, écrire un livre, composer de la musique, c’est avant tout raconter une histoire. Et cet aspect est primordial pour moi. L’influence des images, qu’elles soient visibles ou mentales, représente une composante que je tente de suggérer dans chacune de mes pièces. L’inspiration peut venir d’une émotion, d’un moment de vie, de l’actualité ou d’une personne rencontrée mais je veille à ne pas m’enfoncer trop loin dans cette démarche parce que, parfois, les gens sont plus inspirants quand tu en connais moins sur eux. La musique, c’est ce qu’on ressent quand on l’écoute.
« Mes textes, bien que chantés et mis en musique, sont avant tout pensés comme des poèmes aux couleurs multiples. »
Ton projet Wolves est, selon moi, un prolongement de ces études et une expérimentation personnelle de ce que tu as appris, tout en écrivant les premières pages de ton art dans sa globalité. Que représente, pour toi, Products of Love, sorti en 2018 ?
Avec le projet Wolves, j’ai mis un pied dans l’univers du songwriting. Né après plus de dix ans de carrière déjà, ce duo formé avec la chanteuse Véronique Jacquemein m’a mise sur le devant de la scène musicale belge plus que tout ce que j’avais réalisé auparavant et qui appartenait au genre instrumental. Peut-être parce qu’en particulier, pour une femme, tant qu’on ne chante pas, la place de compositrice souffre d’un déficit d’attention et de crédibilité. Après avoir composé et joué en duo et en trio, c’était la première fois que je m’illustrais vocalement et que j’incorporais des textes originaux dans la musique que je composais. Je n’envisageais pas de chanter ni d’écrire. Wolves a été une excellente occasion de m’incarner autrement que derrière un piano tout en conservant la position de compositrice. L’album Products of Love m’a donné confiance en mon écriture de textes et a ouvert un nouveau terrain de création que je n’avais pas imaginé pratiquer jusque-là.
La richesse de ta composition prend une autre tournure à travers le projet Erik Satie’s Vexations, dont tu as écrit le 19e volume en 2021. Peux-tu nous parler de cette nouvelle expérience ?
Vexations (1893) est une pièce pour piano solo d’Erik Satie destinée à être jouée 840 fois de suite suivant le souhait fantasque du compositeur.
Mon album (Vexations revisited) fait suite à une commande d’Off Record Label faite à vingt-et-un musiciens internationaux à qui on a demandé quarante exécutions chacun pour fêter le 155ème anniversaire du compositeur. Nous avions carte blanche en termes de langage et de style. Pour ma part, j’ai eu envie de créer une œuvre dans l’œuvre pour donner l’impression d’une collaboration posthume entre Satie et moi. Pour rendre hommage à l’histoire de la Musique, j’ai décidé d’insérer des clins d’œil ici et là comme par exemple, choisir la forme de la symphonie en trois mouvements (vif-lent-vif) pour établir la construction de base de ma revisite, ou intégrer des inflexions jazz au piano dans le mouvement lent. Cette commande a représenté une réelle bouffée d’audace pour moi qui avait légèrement quitté la création en musique contemporaine depuis la sortie de l’album Products of Love en 2018. Je revenais à mes premières amours : composer de la musique instrumentale. Dans la foulée de la sortie digitale en 2021, j’ai été la seule dont la réalisation a été concrétisée par une sortie physique en 2023 sous le label SOOND.
Ton parcours est fait de rencontres, de partages avec de nombreuses et nombreux artistes. Que retiens-tu de ces moments en leur compagnie, et en quoi ont-ils une importance, une place dans ta propre histoire humaine et musicale ?
Pour moi, la musique – et, par là, la composition -, ce n’est pas uniquement s’asseoir seule devant son piano. J’ai besoin de la solitude pour créer et me retrouver. Mais j’ai aussi besoin de m’enrichir de la vie, de ses expériences et de mes rencontres pour me sentir portée. Même si, parfois, ma polyvalence peut être déroutante pour les professionnels du secteur, travailler avec des musiciens d’horizons différents est toujours un enrichissement. Quand il y a une rencontre artistique, c’est aussi et surtout parce qu’il y a une rencontre humaine au départ. Une des choses que j’estime très précieuses, c’est l’authenticité. Je ne pourrais pas travailler avec des personnalités à l’encontre de ma sensibilité. Je reste fidèle aux musiciens qui m’accompagnent si je ressens l’honnêteté de leur présence, j’envisage mes partenaires de scène comme des amis et cela donne des échanges uniques dont la valeur augmente au fil du temps quand cela est réciproque. Quand le feeling artistique rencontre le feeling humain, alors je sais que c’est le plus beau cadeau que la musique puisse me faire.
Tu viens de finir la tournée du spectacle « J’ai oublié d’être un homme ». Peux-tu nous parler de ce projet, de sa gestation et de ses représentations, ainsi que de ce que tu ressens maintenant, à son terme ?
Initié en plein COVID, ce projet de spectacle co-réalisé avec la chanteuse et comédienne belge Karin Clercq avait comme objectif premier de mettre en valeur la poésie de femmes trop souvent méconnues, voire oubliées de l’Histoire de la littérature. Après nous être documentées, avoir cherché des textes, creusé le sujet historiquement, on s’est aperçues, dans une période post #metoo, qu’il y avait encore du chemin à parcourir dans plusieurs domaines de la création et de la société en général.
Ce spectacle, dont j’ai composé la musique au piano solo, a aussi été l’occasion de transmettre l’idée que la création n’a pas de sexe et ne devrait pas en avoir. Ce qui compte, c’est la qualité, la force et la sensibilité de ce que vous produisez.
Se lancer dans cette entreprise, c’était aussi mettre le doigt sur ce que j’ai ressenti bien souvent dans ma carrière en tant que musicienne se définissant d’abord comme une compositrice. « J’ai oublié d’être un homme » (titre loin d’être innocent et qui s’est imposé à moi) est un spectacle qui me représentait tout aussi bien que les poétesses choisies. En plus d’en être la compositrice et pianiste interprète, je suis aussi descendue de mon tabouret de piano pour incarner certains personnages. Ce fut nouveau pour moi, très enrichissant et cette expérience laissera une forte empreinte physique (par l’aspect théâtre) et intellectuelle (par le contenu des poèmes et la biographie des poétesses) dans les autres projets que j’entreprendrai.
« La création n’a pas de sexe et ne devrait pas en avoir. Ce qui compte, c’est la qualité, la force et la sensibilité de ce que vous produisez. »
Sans trop en dévoiler, peux-tu nous livrer quelques secrets et éléments de On the Edge of Sylvia ? As-tu notamment embrassé, avec cet album, la perception sensitive et narrative de tes multiples talents et inspirations ?
Cet album a pris forme dans un moment de ma vie où je me sens en équilibre avec les multiples facettes de mon travail. Il est la synthèse de mes centres d’intérêts : la connexion avec la littérature, mes influences musicales à la croisée des chemins entre jazz, rock et musique classique, et mon attrait pour la musique de films avec des moments musicaux plus cinématographiques. La figure de Sylvia Plath en est le fil rouge mais, finalement, chaque vie humaine, chaque moment ou sentiment que nous pouvons connaître en sont les inspirations.
J’ai aussi eu énormément de chance de pouvoir réunir des artistes que j’apprécie et qui ont jalonné mon parcours. Les merveilleuses voix de Jeanna Criscitiello, Ken Stringfellow et DAAN, et les talentueux musiciens Emmanuel Delcourt, Pierre Hurty et Bruno Ramos, pour ne citer que les principaux, m’ont permis de finaliser tout le matériel musical que j’avais en tête depuis des années.
La préface de l’album, rédigée par l’écrivain américain Douglas Kennedy, est également une belle reconnaissance de mon travail.
Et je ne remercierai jamais assez mon ingénieur du son Erwin Autrique de m’avoir suivie depuis le début de cette aventure. Parce que le secret est là aussi : faire exister ce qu’on compose, c’est toute une aventure humaine qu’il faut être prête à vivre (sourire).
Que pouvons-nous te souhaiter de meilleur pour les mois à venir ?
Bien évidemment, ce que je souhaite le plus pour On the Edge of Sylvia, c’est qu’il puisse voyager dans les oreilles des gens mais aussi devant les yeux du public et donc, par-là, le présenter sur scène partout où on l’attendra avec curiosité et envie ! Le live sera une des plus belles récompenses à lui accorder. Et bien sûr, ce que je souhaite aussi c’est de ne pas m’arrêter là ! (rire) Et ça, c’est une nouvelle page que je suis déjà en train d’écrire. (sourire)
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